Métaphysique des Hits

Tu m’es apparu en décembre, je dormais pourtant mais c’était très net. Ils m’ont tous dit que cela pouvait arriver, et c’est arrivé. Je n’ai aucun doute là-dessus.

A mon réveil tout était parfaitement limpide. J’en ai parlé autour de moi, surtout à ceux que tu fréquentais également. Tu m’as vraiment rassuré mon pote, et maintenant je sais que tu vas revenir.

J’ai transmis le message, je leurs ai dit que tu étais apaisé, qu’il ne fallait plus te pleurer. Tu es venu leurs apporter le même message et dorénavant tout va reprendre son cours. Ca ne sera jamais comme avant, mais on essaiera. On ne peut qu’essayer. On se le doit et  on te le doit.

J’espère que tu joueras et chanteras toujours, que tu auras cette chance. Tu le faisais bien dans mon rêve, je sais que tu ne reviendras pas pour rien. Rappelle-toi à nous lorsque tu le pourras. Nous sommes à l’écoute désormais.

Charlie

J’ai froid. J’ai vraiment très froid et ça me réveille. Je remarque que Halide a déposé un radiateur en face de mon lit, mais rien n’y fait. Eux aussi ont froid, c’est pourquoi ils dorment tous dans le salon devant le même radiateur que le mien, à savoir une sorte de longue résistance qui chauffe de près, mais qui n’est pas prête de me réchauffer. Je ne suis pas un fromage à raclette, je décide de me lever.

Il doit être midi et Halide, Yilmaz et Batin sont collés à la télé lorsque j’ouvre la porte du salon. La même expression dans leurs yeux en me regardant, triste et désolé à la fois. Je regarde à mon tour la télé et remarque avec étonnement que la chaine info balance en continu des images de Paris. Batin me dit qu’il y a eu une fusillade touchant des reporters et des dessinateurs qu’il n’a pas trop compris. Mon téléphone qui était en silencieux s’allume régulièrement et je comprends que quelque chose de grave est arrivé.

Les noms de Charlie Hebdo, Cabu, Charb, sont évoqués et là je réalise entièrement. Je m’assois, prends le thé, avec eux. Même eux sont sous le choc. L’image, le son, tout y est. La télé turque a ça de caractéristique qu’il n’y a quasiment pas de filtres, sur les images à part peut-être sur l’alcool, la cigarette et le sexe. Batin et Yilmaz ont ce réflexe con mais terriblement humain de s’excuser car étant musulmans ils se sentent coupables.

Je vois et revois ce pauvre flic se faire allumer à bout portant, puis des rumeurs sur le métro parisien, la gare du nord. La panique. J’envoie des messages à mon frère, qui est bien rentré, à mes amis parisiens, qui n’ont rien.

Nous sortons afin de profiter un peu de l’air frais et Batin me redit qu’il est désolé, que pour eux la France est intouchable. Que eux ont l’habitude vu leur pays, vu le président, vu les voisins…

On s’arrête et je prends une bière en regardant la mer, lui un thé. Il est essoufflé, les traits tirés. Je vois qu’il ne va pas bien. Il me sourit et me dit que ce soir il y a un super concert et qu’on va s’éclater.

Richter

« Eh mon pote, ça va ? »
Batin en caleçon sur le pas de la porte, transpirant et légèrement essoufflé.
« Euh…ouais…je crois pourquoi ? »
Moi, les yeux collés, mal au crane, une chaleur oppressante, au lit depuis seulement 2 heures.
« Tu as senti ? Ça va ? Tu n’as pas peur ? »
Bah si maintenant je commence à avoir peur, de quoi il me parle ? On vient juste de rentrer, dans un état pas possible, je veux seulement dormir.
« Non rien senti, même si j’ai un peu la tête qui tourne. Et toi tu ne dors plus ?
_ Non avec ce qu’il vient d’arriver je suis trop stressé.
_ Mais Batin, dis-moi s’il te plait ce qu’il vient d’arriver.
_ Vraiment tu n’as rien senti ? Comment ça s’appelle déjà…un tremblement de terre, oui voilà quand la terre bouge. »
Dessaoulé direct, je me lève et vais à la fenêtre pour regarder dehors.
« Tu vas bien ? Ta famille ça va ?
_ Oui, oui, pas de problème on a un peu l’habitude ici. J’étais juste inquiet pour toi.
_ Oh ne le sois pas : vu notre état je ne pourrais même pas me rendre compte de rien. »
Batin retourne se coucher.
Et moi je repense à cette fois où mon train a traversé un camion sur un passage à niveau et que je n’avais rien senti en somnolant avec mon casque audio.
De l’important d’être constant.

Emine

Lorsque Emine parle de politique son corps s’emballe. Il n’est pas rare qu’elle renverse des verres, et fasse la moue car elle n’aime pas gâcher, puis tout part dans un éclat de rire. Je ne trahirai pas ses opinions politiques mais sous un régime autoritaire qui méprise la jeunesse vous pouvez vous faire aisément une idée.

Emine est mélancolique, souvent triste, mais paradoxalement pleine de vie. Elle a pleuré lorsque des mineurs sont morts à Soma, elle a pleuré aussi lorsque des kurdes se sacrifiaient pour sauver Kôbané. Elle a pleuré pour Charlie Hebdo mais aussi lorsque sa sœur a été diplômé.

Emine est grande, brune, elle aime boire (beaucoup) et chanter (faux). Je n’ai d’ailleurs jamais lu, vu, entendu cela quelque part, mais les Turcs sont les Irlandais de la Méditerranée. Il suffit de voir leurs danses traditionnelles pour remarquer leurs pieds. Il faut les observer boire et danser ensemble, enfants, femmes, jeunes et moins jeunes, c’est vraiment quelque chose.

Emine a lu Nietzsche, Schopenhauer et Orhan Pamuk, mais ne garde jamais un livre car elle préfère en faire profiter quelqu’un d’autre après elle. Elle travaille beaucoup mais donne tout à ses deux jeunes sœurs toutes deux promises à un bel avenir.

Emine casse les codes de la société dans laquelle elle vit, parfois elle le sait, parfois elle l’ignore. Je pense qu’elle s’en contre-fout. Elle est loin de ces considérations et c’est peut-être ce qui la rend si forte

Koku

En Turquie « odeur » se dit « koku », prononcez « kokou ». C’est le même mot pour désigner un parfum. Un mot bien plus évocateur qu’il n’y parait au pays des épices.

La première chose qui m’a frappé c’est la chaleur, enfin plutôt l’odeur de la chaleur. L’été elle a réellement une odeur, dans le même esprit que chez nous l’herbe mouillée sent, le pays sec sent en Turquie.

En ville les bonnes et les mauvaises odeurs, « hos kokular » et « kötü kokular », se mélangent, et ça ne sent pas du tout mauvais. Il faut vraiment sentir l’odeur de la mer, d’un stand d’épices, le graillon d’un restaurant, ainsi que l’odeur de notre transpiration se mélanger pour le comprendre.

Je n’engage personne à me croire sur parole, mais j’ai en tête l’exemple du plastique : il a beau être propre, il pue. Ceux que la saleté, ou la représentation que l’on s’en fait rebutent, pensez-y !

La Tombe de Batin

La Tombe de Batin se trouve à Akhisard, ou plutôt dans un village tout proche, pas très loin de Soma, vous savez là où des dizaines de mineurs sont morts ensevelis l’année dernière. Pour vous y rendre c’est très simple, il suffit de prendre la route d’Istanbul depuis Izmir. Des montées, des descentes, une immense statue d’Atatürk sur la route et vous y êtes. La voie rapide passe par Manisa, et bien que l’on puisse rouler vite, attention aux feux de signalisation en plein milieu de la route. Après une heure et demie vous voilà arrivés.

Batin repose au milieu d’autres membres de sa famille que la vie a prise trop vite comme lui, ou qui parfois étaient simplement trop vieux. Il repose dans le modeste cimetière communal situé en périphérie du village, en bas des collines d’oliviers.

Sa tombe n’est pas tout à fait terminée : ses parents voudraient lui apposer un marbre avec un ou plusieurs côtés ressemblant à des touches de pianos. Ça dépendra de l’argent disponible.

Il y repose en paix désormais et tous les jours sa tante, sa grand-mère, et ses cousines Dilara et Didem viennent lui parler. Elles arrachent les mauvaises herbes puis arrose la tombe. Souvent Dilara cache sa tête entre ses mains et pleure. Ensuite elle se place en face de la tombe pour que Batin puisse la voir. En Turquie on dit que si vous vous tenez en face, la personne peut vous voir. Parfois elle lui raconte une histoire, d’autres fois elle approche son téléphone pour que je puisse lui parler.

Il y a une belle photo de Batin sur une croix en bois où sont inscrits son nom et ses dates. Il est en costume noir et blanc, habillé ainsi à l’occasion d’un mariage. Il sourit. Il souriait toujours.

Il ne l’a jamais vraiment avoué à sa famille mais il se considérait comme bouddhiste. A présent il repose en paix dans la nature, et au fond de moi je sais qu’il y est bien.

En Turquie ont dit aussi qu’il est possible de parler avec nos disparus à travers les rêves. Batin est déjà venu me parler.

Et lorsque je joue de la musique, seul le soir, mes doigts ne répondent pas à ma seule sensibilité.

Bar 19

La fumée dans le Bar 19 s’épaissit et Black Jack joue un rock turc festif. Et ça chante, et ça danse, hayat. Mervem n’arrive pas. Longues pensées éparses, Efes, Tuborg, une heure.
Cette jeunesse qui refuse et qui vit, qui danse avec la mort, chaque jour, chaque nuit.
Je suis passif, j’observe, j’admire. J’aime être étranger, je ne suis pas ambassadeur de mon pays, je ne fuis pas, non, je recherche.
Batin s’envole dans un solo, trébuche, ou feint la chute, mais pour mieux trouver le « it », la note ultime, celle qu’on appelle la note bleue. Celle qui te transperce, qui fait de ton corps une caisse de résonnance. Tu n’es plus un homme, mais du bois, un bois qui vibre et que seule la musique peut façonner. Mervem n’arrive pas.
Avec Batin c’est la continuité des esprits, c’est l’expérience de la vie, c’est la Pensée retrouvée.
Ma passivité me pousse à écrire pour les autres. Personne ne doit oublier Batin, Nuri, Ibo, Genco, Ogüz, Denizhan, Emine… Mervem. Je ne dois pas oublier Batin, Nuri, Ibi, Genco, Ogüz, Denizhan, Emine… Mervem
Siniz için yasiyorum
Siniz için yasiyorum
Siniziçinyasiyorum
Je quitte le Bar 19, marche sur la Marina, et laisse la nuit à mes amis, ils sont la nuit.
Yasiyorlar
Mervem geliyor.